vendredi 1 mars 2024

NON-ISOLATION

    Rien n’est isolé. Le secteur industriel de la construction le sait en dépit de ses techniques diversement nommées. 

    La cellule de l’atelier du 13B était «isolée». 

    Les problèmes sont apparus lorsque dans l’alvéole voisine du dentiste on détecta un taux d’humidité qui devint vite insupportable. On incrimina la toiture. Des experts vinrent et l’on inspecta tous les toits. Pour lever la perplexité, on mit la couverture de single en pression. Des cloques se formèrent. On dut reconnaître que les fuites ne venaient pas de là. Finalement, on découvrit que le chauffage urbain était en cause par des fuites dans la tuyauterie souterraine. Le dentiste était content, moi, un peu moins: il fallut faire appel au couvreur pour réparer la toiture abîmée par l’expertise à tout crin.




    Gilbert Simondon a constamment mené une réflexion sur la technique, «Du mode d’existence des objets techniques», et en parallèle il a ressassé la question de «l’individuation psychique et collective». 

    Le chauffage urbain qu’on bénéficie ou non de ses services intéresse tous les habitants. L’évidence nous dicterait de ne pas s’y attarder si ce n’était que la quantification des choses et leur séparation n’efface pas la question de savoir comment on isole abstraitement et conjoncturellement les unités supposées. La photo nous montre des plans et des planches en appui sur une cloison qui mène jusqu’au toit. Lorsque je fis appel à l’entreprise de couverture, les couvreurs ne s’embarrassèrent pas avec la longueur des clous destinés à assembler la bâche de couverture aux panneaux de bois aggloméré. Il travaillaient sur le toit sans souci de savoir quelle serait la conséquence de leur travail sous le toit. À moins qu'ils n'espéraient secrètement obtenir un chantier supplémentaire d'isolation en sous-toiture... Le résultat, je m’en rendis compte tardivement mais il n’était que trop présent: les clous avaient traversé les panneaux et fait éclater l’aggloméré en de nombreux endroits de sorte que des trous apparaissaient ça et là avec des écailles correspondantes au sol.

lundi 8 janvier 2024

EMPRISES

Ainsi va l'ouvrage : ni l'ustensile ni l'appareil ne sont ce qu'on a en main puisque l'action redistribue en une nouvelle unité de prise les segments d'engins et de machines. Prendre et être pris, actif quand la conjoncture particularise ses facteurs et alternativement passif par confiance technique, les choses et le constructeur s'y font.

Les vecteurs potentiels ne se limitent pas à l'espace qui fait voir en grand ou concentre sur les détails, le temps qui permet la confrontation tranquille des façons de faire possibles, l'argent qui minimise ou maximalise les moyens et les fins. L'ouvrage est porté par le trajet lui-même - c'est un poids lourd à porter ou une force utile – par le constructeur à l'avant poste mais aussi par l'exploitant pour qui l'on produit et qui n'est pas sans technique.



                      
Serre-cruche de cafetière et serre-tête porte-écouteurs

          NB : nul besoin de poignée pour prendre les écouteurs

vendredi 24 novembre 2023

La magie de l'image


Les choses en place


Revenons sereinement sur cette efficacité particulière proche de la passivité liée à la conduite technique. La disjoindre du comportement, c'est revoir l'attitude, la remplacer par une attention qui consiste à ne rien faire pour laisser faire les dispositifs. Non pas seulement parce qu'elle comporte le principe structural de négation de l'action qui promeut une disponibilité de l'outil : la fabrication, mais aussi pour que soit repéré le processus magique par lequel les fonctionnements de dispositifs prennent la place du constructeur au point de lui dicter ce qui est à faire et ne pas faire. La magie, pour être l'équivalent analogique du mythe face à la science, s'oppose à l'esprit pratique et tente néanmoins mais autrement de rejoindre le réel. La magie reste à détacher de l'exotisme du primitif et même des études ethnologiques qui tentent de la cerner ailleurs et jamais chez nous.

Or le consumérisme est là qui rend le magique tellement évident ! Nous achetons des pouvoirs et croyons dur comme fer qu'avoir, c'est pouvoir. Cette conviction fait de chacun un mage au quotidien sans qu'il soit nécessaire pour en être convaincu, d'éclairer une nouvelle citrouille d'Halloween.

Les emballages, les affichages, les slogans et leur publicité se pressent de tous bords pour remplir le vide en cédant à l'appel d'air de nos représentations du mieux-être. Mais l'attitude du consommateur n'est pas réduite à la marchandisation des plaisirs ; elle est propre au processus magique par lequel on fait parce qu'on présuppose un pouvoir faire déduit de la disponibilité de l'outil et indépendant de l'adéquation au réel à construire. Si je ne savais pas, à tort ou à raison, que « ça marche », je n'essaierais pas tel outillage ; on est convaincu d'acheter sur cette base. Et plus, on poursuit son affaire parce qu'on en attend un résultat qui n'est pas encore complètement assuré. La confiance technique est dans l'oeuf forte de magie autant que de pratique (ou d'empirie, selon le terme de Jean Gagnepain).

vendredi 12 mai 2023

Les images

 


De quoi parle-t-on ?


D'ordinaire, on ne se réfère pas à un objet au sens stricte de représentation. L'imaginaire qualifie plutôt ce processus de mise en rapport d'un indice avec un sens. C'est même l'impossibilité de s'en tenir à ce qu'on voit qui est l'enjeux en cause ; car chaque fois on extrapole, on interprète pour ne retenir d'une perception qu'un concept : on intellectualise, dit Lurça à propos des dessins d'enfants où s'observe une isolation et fragmentation des choses par les mots qui les désignent.


Ce point nous fait passer à l'image produite, l'icône, où le dessin désigne plus qu'il ne transcrit un objet perçu, passant du réalisme à de la magie. Les dessins qui déforment sont un exemple, qu'ils soient d'humour, apax graphiques, métagraphes ou encore diagrammes lorsque la modification est insensible à celui-là même qui la produit. Ainsi, les Figures de rhétorique de Pierre Fontanier peuvent s'appliquer aux dessins de presse visant à faire accroire et asseoir une opinion. À ceci près que la rhétorique n'est pas en cause mais spécifiquement, l'activité graphique.


Lorsque l'image produite va dans le sens de l'engagement politique, elle se fait affiche, emblème, qu'il s'agisse de faire valoir l'identité de son auteur (insigne) ou ses responsabilités civiques (enseigne). L'image argumente alors, elle cherche à convaincre, à faire reconnaître.


Enfin, l'image compose avec l'interdit en visant une satisfaction. Lelapsus calamiévoqué plus qu'invoqué par Freud fait dire à René Passeron qu'une « in-image »s'est introduite subrepticement dans l'image : « image niée par l'opérateur tout en étant présente dans l'image ». On rejoint ici le stratagème avancé par Jean Gagnepain. Stratagème qui peut porter sur n'importe quel interdit : ainsi l'opérateur peut rendre inconsciemment hommage à ses maîtres, ne sachant plus à qui il doit son style. Le transfert psychanalytique est en cause, plus que le plagiat.


En somme, l'image est déictique, dynamique, schématique, cybernétique. Mais de façons différentes : image perçue, imaginaire, conçue lorsque la représentation la motive, image dynamique lorsqu'il s'agit d'imposer techniquement une représentation, fictive, illusoire ou réelle, image schématique lorsque, emblème, elle est chargée de rendre hommage ou d'afficher une position politique, et enfin image cybernétique lorsqu'elle apporte une aide à la décision, fait valoir ou révèle un projet.

12-05-23



jeudi 27 avril 2023

L'écrit-lyre

L'écriture est aussi dessin, il faut en tirer pleinement les conséquences. Les matériaux et les dispositifs techniques impliqués ne sont pas seulement instrumentalisés par le signe et l'image, la signalétique en cause l'est aussi par les modalités de production qui ne sont pas asservis nécessairement au signe à produire. Dans l'écriture en train de se faire, des visées autres que le message verbal à transmettre sont à l'action (en marge de la consigne du maître, s'il s'agit de l'apprentissage de l'écriture à l'école) : dès lors, l'écrit devient, par magie de la cabalistique, ou par esthétique, une œuvre. On risque ainsi, aux yeux de l'apprentis qui s'applique néanmoins, la déconsidération par le maître d'un travail légitime bien que marginal.

Les « écritures de cochonde pattes de mouche »sont des balises en garde-fou, au bord du chemin de la transmission. Au lieu de les tolérer le temps que ça passe, leur donner toute une place en alternance avec« les devoirs »revient à quitter le mode d'échange unilatéral pour ne plus s'engager par le seul volontarisme mais expérimenter et finalement reconnaître un apport de l'autre qui socialement « petit d'homme » est cependant d'emblée pleinement technicien.





On accorde aux arts plastiques l'attention convenue d'une heure ou deux par semaine. Sachons que la plastique traverse aussi les performances journalières d'écriture de toutes sortes. Ce fait devrait inspirer le regard des correcteurs : la texture, le coup de patte, l'arabesque et la calligraphie sont pris en charge par l'apprentis en même temps que la consigne donnée. Mais il y a plus : la littérature fantastique montre en deçà de l'intérêt qu'on y prête le pouvoir attendu de ce qu'on apprend : c'est-à-dire bien plus que la banale traduction du message verbal. Coiffé ou non du chapeau de fée ou de magicien, ce sont des flèches qui sont décochées dans le cheminement du trait, vers quel but, nous n'en savons rien ou pas grand chose, mais c'est une motivation qui fait écrire. Et lorsque les hésitations deviennent des coups de baguette magique avec ou sans ruban, nous n'en doutons plus et nous écrivons dans l'espace avec nos apprentis magicien (les chorégraphies d'Isadora Duncan, de Loïe Fuller, sont là pour servir à travers ses voiles déployés). Ce sont des tours de magie qui s'enchainent en enluminures de toutes sortes, toujours singulières.

mardi 21 mars 2023

La décriture

 La décriture serait cette approche de l’écriture qui table sur le rapport à la diversité des moyens et des dispositifs. Elle voudrait être justifiée par la pesanteur de l’effet de sens rendu obligatoire pour établir la reconnaissance de l’écriveur qui sait lire — quel bonheur — et jouer de l'écri-lyre

Le visible n’est pas le lisible et les mots-images sont offerts pour ceux qui jouent par esthétisme avec la visibilité des mots. Look at, hello ! Et pourquoi pas, bien que les deux "o" qui valent pour faire voir des yeux ou des lunettes risquent — l'image-rie — de plomber les essors de ceux qui voudraient plus que s'en divertir. S’amuser avec les arabesques du graphisme : une patiente construction. 

Quoi qu'il en soit, ne soyons pas trop pressés de leur apprendre à lire et à écrire. Et partons sur les chemins de la pédagogie de maternelle qui, sans laisser-aller, laisse faire le découvreur de possibilités liées aux dispositifs qu’il met en place. Le pouvoir faire est épatant qui permet ce qu’on n’avait pas envisagé, c’est-à-dire plus que ce à quoi ça sert.

Et pourquoi ne pas produire des graphes inutiles, prendre plaisir à se donner soi-même une consigne en marge des prescriptions éducatives officielles. Pour autant il ne s’agit pas de cantonner l’écriveur dans sa patouille et gribouille, mais de le rendre fort d’un pouvoir-faire indépendant des standards sur lequel il saura s’appuyer sans dévoyer ses projets de textes.

Chacun a sa technique et les assurances qui vont avec. On déboussole facilement l’aventurier en rabâchant le même itinéraire sur une carte où d’autres parcours sont possibles. "Bien tenir son crayon, orienter sa feuille dans le bon sens, garder sa ligne, ne pas déborder", tous ces "gardes-fous" — le mot est fort, non? —  distribués tous en même temps intoxiquent. Pour plus de modestie et d’auto-critique: peut-on, chacun de nous, faire seulement deux choses en même temps ?




jeudi 20 octobre 2022

"Le bois des rencontrés"

 

« La terre n'est pas ronde »


Bruno Latour ne voulait pas s'engager dans une forme de paradoxe scientifique et littéraire ni même jouer avec la subjectivité des uns et des autres. Il pointait par ce constat l'artificialité de la terre.

Ceci dit, j'imagine l'équipée des rencontrés arpenter le terrain avec le cicerone Gilles Bruni. Elle est évidemment immense et l'on n'a jamais fini de l'explorer. L'arpentage n'est pas directement en cause, il ne s'agit pas de la mesurer. Pourtant la première métrologie de la marche produit une grandeur de temps et d'espace. L'oeil et le savoir ont à dire, l'oreille pour tranquilliser le lièvre, le lapin ou le chevreuil – le sanglier n'en a cure il fonce – la main aussi et sans quitter le compas dans l'oeil, elle réaménage prudemment le lieu, multipliant les unités et identités de moyens et de fins à partir de celles qui sont fournies.

Au final une carte des parcours exploratoires attentive aux techniques des uns et des autres dresse le constat de la pluri-dimensions, non de l'incertitude mais de l'indéterminé sinon l'indéterminable – je pense à Étienne Klein – . Trois ce n'est pas assez, dit le scientifique en mal de mondes ; et la physique suppute quant aux quanta. On tire sur des cordes : pour l'instant, personne n'a gagné. Car chacun y va de sa technique et s'attelle à ce qu'il trouve pour chercher encore : sous la couverture des mousses, un paysage imaginé, des tailles de sapins, des récoltes de lichens pour des crèches de Noël, des graffiti, des bûcheronnages inventifs, des bains de pieds improbables, des cabanes cachettes, des champs de batailles en clairière, des « arbres parapluie », des caches animales, des « champs à lapins », des crèmes solaires, des arbres-totems, des armes de chasseur : pièges, lances, frondes, des passerelles des plans de travail, des bois jardinés, des carrières, des collines à vues...

Le bois est là et partout jusqu'à occuper les appartements. Par revanche sur des bûcherons indifférents ? Peut-être, mais surtout pour la sentir, sentir ce qu'elle produit et comment nous la reproduisons, cette forêt, au-delà du « bois des rencontrés » qui vient ainsi à nous si nous n'allons pas à lui.

Pour revoir le site naturel de Beauport avec Gilles Bruni :

https://gillesbruni-beauport.blogspot.com